Franchement, je m’en souviens comme si c’était hier : moi, sous un ciel bien anglais (comprendre gris à pleuvoir sur les mouettes), en train de visiter un vieux bâteau de la Royal Navy au musée maritime de Southampton. Autant, vous dire qu’avec la pluie qui ruisselait le long du pont et mes chaussettes, j’étais à deux doigts de postuler comme figurante dans Master and Commander.
Mais bon, j’étais fascinée. Ce bateau, c’était une machine à remonter le temps. Et il m’a donné envie de vous parler de ces marins anglais, et surtout de ce qu’ils mangeaient (parce qu’on ne se refait pas).
Croyez-moi, c’était une autre ambiance : oubliez le full English breakfast, là, on est plutôt sûr du biscuit cassant comme du granit, du bœuf salé jusqu’à l’os, et des puddings vapeur qui collaient aux côtes. Pas très glamour, mais rudement intéressant.

Alors si un jour, vous passez par Southampton, allez-y. Le musée est vraiment top. Mais si vous pouviez choisir un jour sans pluie, ce serait pas mal, hein. Histoire que vous ayez les pieds au sec pendant que vous imaginez la vie à bord. Parce que moi, ce jour-là, j’ai compris ce que ça voulait dire, prendre l’eau au sens propre comme au figuré.

Quand le dîner tangue un peu…
Oubliez le fish and chips croustillants ou le roast beef bien saignant : à bord des vieux navires anglais, on mangeait plutôt dur au sens propre. Pas de frigo, pas de plaque de cuisson dernier cri, et surtout, pas de fioritures. Juste des gars, du sel, des biscuits plus durs que les bottes du capitaine… et des mois entiers à manger la même chose.
Mais derrière ce menu ultra-répétitif se cache tout un pan oublié de la cuisine anglaise. Une cuisine de marins, rustique, ingénieuse, parfois douteuse… et franchement fascinante.

À table, moussaillon !
Les repas à bord ? Pas de buffet ni de chef étoilé, juste des rations. Voici ce que grignotaient les matelots de la Royal Navy :
- Le biscuit de mer (hardtack)
Le hardtack, ou biscuit de mer, c’est le pain du marin. Enfin, pain, c’est vite dit : imaginez un galet, en version comestible (mais à peine). Fait de farine et d’eau, dur comme du bois flotté, il fallait parfois l’écraser à coups de baïonnette ou le tremper dans le thé (quand on en avait). Petit bonus : quand il vieillissait, il devenait un gîte charmant pour les charançons.


- Du bœuf ou du porc salé
Conservé dans des barils remplis de sel. Très (très) salé, parfois gluant. À faire pâlir un steakhouse. Les marins avaient droit à leur ration de viande… mais pas celle du boucher du coin. Non, là, on parle de bœuf ou porc salé, conservé dans des tonneaux pleins de sel. Très salé. Trop salé. Parfois gluant. Parfois carrément suspect. Mais c’était ça ou rien. Alors, on faisait mijoter tout ça avec des pois cassés ou des haricots secs, et on espérait que l’ensemble ait un goût vaguement comestible.


- Des pois cassés, de l’avoine, des haricots secs
- Des poissons
- Du pudding au suif : un genre de gâteau vapeur avec de la graisse de bœuf. Pas glamour, mais c’était une douceur très attendue. Quand on voulait un petit plaisir, on sortait le suet pudding.
Traduction : une sorte de gâteau vapeur à base de farine, de graisse de bœuf et, quand c’était jour de fête, quelques raisins secs. Pas de chocolat, pas de crème, pas de chantilly. Mais après une journée à hisser la grand-voile, ça passait. Enfin… presque.

Le pire ennemi : le scorbut (et la lassitude)
Pas de fruits ni de légumes frais = scorbut. Les dents qui tombent, les gencives qui saignent… sympa. Il a fallu attendre le XVIIIe siècle pour qu’un médecin de marine comprenne que le citron pouvait sauver des vies.
Le scorbut, c’est une maladie terrible causée par un manque de vitamine C. Pas de fruits, pas de légumes et boum : le corps dégénère. Les gencives saignent, les dents tombent, les jambes gonflent, la peau se couvre de plaies… et les marins finissent par ne plus pouvoir bouger. Un vrai fléau en mer.
Pendant des siècles, des milliers de marins en sont morts, y compris dans la Royal Navy. La maladie était si répandue qu’elle a freiné les opérations militaires : on ne peut pas gagner une bataille avec un équipage à moitié mourant.

Le plus fou ? Les chirurgiens de marine ne s’entendaient pas sur le traitement. Certains vendaient des remèdes miracles bidons (coucou Dr Ward) et se sont fait des fortunes en vendant du vent. Il a fallu attendre longtemps avant qu’on réalise que les fruits et légumes étaient la clé.
C’est à la fin du XVIIIe siècle qu’on a enfin eu une vraie solution : à partir de 1795, on distribue officiellement du jus de citron aux marins, mélangé avec un peu de sucre et versé… dans leur ration de rhum (autant joindre l’utile à l’agréable). Résultat ? Le scorbut commence à reculer dans la Navy.
Mais pour les marins marchands, moins bien lotis, le cauchemar a continué pendant 50 ans. Comme quoi, un petit citron peut faire une sacrée différence.
Autre fléau : l’ennui alimentaire. Manger la même chose tous les jours, pendant des semaines ? Même avec un estomac de marin, ça finit par lasser.
Cuisiner sur un bateau, c’est du sport
Pas de cuisine équipée à bord, évidemment. Juste un gros chaudron suspendu, parfois une plaque. Tout était bouilli ou mijoté, jamais grillé ni rôti (trop risqué avec le feu). Et pourtant, les marins faisaient ce qu’ils pouvaient.

Quelques spécialités maison
- Pease porridge : une bouillie de pois épaisse, servie chaude… ou froide le lendemain (miam).
- Lobscouse : un ragoût à base de viande salée, d’oignons et de biscuits ramollis.
- Dandyfunk : pour les pirates audacieux : un mélange de pain sec, de graisse et de mélasse. Tout un programme.
Boissons typiques des marins anglais
Le rhum, roi des océans
C’est la star absolue de la marine britannique : le rhum. Introduit dans la Royal Navy au XVIIe siècle, il est vite devenu la boisson la plus attendue de la journée. Officiellement, c’était pour lutter contre le mal de mer, les infections, et remonter le moral des troupes. Officieusement ? Bah… pour oublier le goût du ragoût.
La fameuse ration de rhum
- Chaque marin recevait une ration quotidienne de rhum (environ 70 cl à l’origine !).
- À partir de 1740, l’amiral Vernon (surnommé Old Grog à cause de son manteau en tissu grogram) a ordonné de diluer le rhum avec de l’eau chaude : le célèbre grog était né.
- Le rituel du tot (la ration de rhum) est resté jusqu’au 31 juillet 1970, le fameux Black Tot Day, jour de deuil pour des générations de matelots.
La bière et l’eau… pas toujours très nettes
Avant que le rhum ne devienne la norme, les marins buvaient de la bière faible en alcool. Pourquoi pas de l’eau, me direz-vous ? Parce que l’eau stagnante en tonneau, après plusieurs semaines de voyage, ça devient une soupe aux bactéries. Un petit goût de vase, agrémenté de parasites marins… miam. Du coup, la bière (ou parfois le vin rouge) servait à remplacer l’eau, au moins, ça tournait moins vite.
Le grog : la tisane des marins
Le grog, c’est la boisson chaude des marins : un mélange de rhum, d’eau chaude, de jus de citron et d’un peu de sucre (si on en avait). À la fois revigorant et désinfectant, c’était le remède à tout : rhume, moral en berne, pluie battante, biscuit rassis…
C’est aussi une boisson qui a traversé les siècles : aujourd’hui encore, on peut se faire un petit grog maison en hiver. À condition de ne pas avoir à monter la grand-voile après.



Le jus de citron : la boisson qui sauve des dents
Pas très festif, mais vitale : le jus de citron a fini par faire son entrée dans les tonneaux de la Royal Navy au XVIIIe siècle. Grâce au docteur James Lind, on découvre que les agrumes prévenaient le scorbut.
Du coup, les marins anglais sont surnommés les limeys (lime = citron vert). Pas très sexy, mais bien plus vivant.
Autres tentatives étranges…
Parfois, selon les escales ou les époques, on tentait des mixtures plus… créatives :
- Switchel : eau, vinaigre, gingembre, mélasse, genre de boisson énergétique avant l’heure. Peu populaire.
- Spruce beer : une bière légère faite à base d’aiguilles d’épinette (oui oui, l’arbre). On disait que ça aidait contre le scorbut. Le goût ? Imaginez une IPA qui aurait dormi dans une forêt humide.
Ce qu’il en reste aujourd’hui
Bizarrement, certains de ces plats ont laissé une trace :
- Le plum duff, ancêtre du Christmas pudding, est encore sur les tables de Noël.
- Le lobscouse a donné son nom aux habitants de Liverpool : les Scousers.
- Le grog est devenu une boisson mythique, souvent copiée dans les cocktails au rhum.


1 Comments
Juste passionnant.