L’idée de cet article m’est apparue comme une évidence après avoir vu le dernier opus de Downton Abbey. Impossible de rester de marbre devant ces personnages toujours aussi attachants, leurs manières si raffinées et surtout leurs coutumes so british. Parmi elles, une m’a particulièrement fait sourire : l’art de porter un toast (to propose a toast). Eh oui, lever son verre n’est pas qu’un simple geste pour mouiller son gosier : c’est presque un sport national en Angleterre, avec ses règles, ses anecdotes croustillantes et, parfois, ses excès mémorables.
Alors, accrochez vos ceintures, car on remonte le fil de l’histoire de cette tradition pétillante !
Aux origines : l’ivresse sacrée de l’Antiquité
Les Grecs et les Romains professaient, pour l’art de boire, un enthousiasme sans limites. Leurs banquets, qui dégénéraient souvent en orgies, donnaient lieu à de véritables tournois bachiques où l’on se lançait des défis jusqu’à ce que l’ivresse mette fin à la partie. Bref, le premier qui tombait sous la table avait perdu, mais gagnait l’admiration générale.

C’est de cette époque que date la coutume de porter des santés : on buvait à la religion, à l’amitié, à la patrie, aux dieux de l’Olympe, aux hommes célèbres et aux événements glorieux. Quand il s’agissait de porter la santé d’une maîtresse, la règle voulait que l’on vide autant de coupes qu’il y avait de lettres dans son nom. Voilà qui rendait les Brunes et les Joséphine dangereusement plus fatigantes que les Èves ou les Anas.
Excès et interdits
L’habitude se répandit si largement que l’armée en souffrit. Charlemagne, excédé par ses soldats qui buvaient à la santé de tout ce qui bougeait, dut interdire la pratique. Les guerriers durent alors se contenter de trinquer, mais en silence.
Ailleurs, l’art de boire pouvait même devenir une épreuve de sélection. Chez les Scythes, selon Aristote, on élisait pour chef celui qui buvait le mieux. Darius Ier, pour sa part, aurait souhaité qu’on grave sur sa tombe : « J’ai bu, et j’ai pu bien boire ». Une épitaphe qui, reconnaissons-le, résume assez bien une vie de roi.
En Pologne, plus d’un roi électif gagna sa couronne grâce à son endurance face aux Palatins, réputés pour lever le coude avec intrépidité. De là vient le dicton ivre comme un Polonais, preuve qu’un trône pouvait se gagner à la chope plus qu’à l’épée.

Fait curieux : les habitants des régions produisant les meilleurs vins sont souvent d’une sobriété exemplaire. Espagnols, Italiens et Orientaux savaient rester mesurés.
L’essor du toast britannique
En Grande-Bretagne, la coutume du toast prend une forme bien particulière dès le XVIIᵉ siècle. Dans les tavernes londoniennes, on levait son verre en l’honneur du roi, d’une victoire militaire ou de l’ami qui payait la tournée, peut-être le plus digne d’être célébré de tous.
Le mot toast lui-même vient d’une pratique curieuse : on plongeait un morceau de pain grillé dans le vin ou la bière. Parfumé aux épices, il flottait dans la coupe que l’on offrait à l’invité d’honneur. Celui-ci devait le boire et croquer le pain imbibé. Un usage qui fit dire au poète Ben Jonson : “He’s in the very toast of the town” l’origine de l’expression encore utilisée aujourd’hui.
Les toasts dans la haute société
Dès le XVIIIᵉ siècle, les clubs londoniens raffinent l’art du toast. Dans ces cercles très masculins, on levait son verre à la gloire du souverain, mais aussi à celle de dames parfois imaginaires. La légende raconte qu’un club alla jusqu’à porter des toasts à une célèbre actrice qui ignorait totalement qu’elle était ainsi célébrée chaque soir par une assemblée de gentlemen éméchés.

Les toasts militaires : discipline et traditions
Dans l’armée britannique, les toasts sont restés une véritable institution. Chaque jour de la semaine avait son toast traditionnel dans la Royal Navy :
Le lundi : « Our ships at sea » (À nos navires en mer).
Le mardi : « Our men » (À nos hommes).
Le jeudi : « A bloody war or a sickly season » (À une guerre sanglante ou une saison de maladies)
Le samedi : « Wives and sweethearts » (Aux épouses et aux maîtresses). À quoi les officiers répondaient toujours avec humour : “May they never meet!” (Qu’elles ne se rencontrent jamais !).
Universités et banquets
Dans les universités d’Oxford et Cambridge, les formal dinners (dîners en robe universitaire) sont encore ponctués de toasts solennels. On lève son verre au monarque, aux professeurs, puis aux invités.
Quand le toast devient un chant : « For he’s a jolly good fellow »
C’est dans ce contexte festif qu’apparaît, au XIXᵉ siècle, le toast chanté « For he’s a jolly good fellow », emprunté à l’air français « Malbrough s’en va-t-en-guerre ». Facile à retenir, repris en chœur, il permet de célébrer l’invité d’honneur sans avoir à préparer un long discours. On le chante à la fin d’un banquet, lors d’un mariage, ou simplement pour taquiner un ami.
Sa force ? Sa neutralité. Nul message politique ou religieux, seulement l’affirmation que c’est un chic type difficile de faire plus universel. Pas étonnant que le refrain ait traversé l’Atlantique pour devenir aussi un classique américain.

Le toast aujourd’hui : Cheers !
Aujourd’hui, la tradition du toast reste vivace au Royaume-Uni. Dans les mariages, les discours des témoins sont attendus avec autant d’impatience que le gâteau. Dans les pubs, il suffit d’un “Cheers!” (issu du vieux français chiere) pour trinquer avec un inconnu. Et dans les clubs militaires ou universitaires, les vieux rituels perdurent, parfois très sérieusement, parfois avec un clin d’œil complice.

En refermant cet article, difficile de ne pas repenser à Downton Abbey. Car finalement, ces grands repas dans la salle à manger familiale, ponctués de discours et de verres levés, ne sont rien d’autre que l’écho moderne d’une très longue tradition. Derrière chaque toast, il y a un peu des Grecs, des Romains, des chevaliers de Charlemagne, des marins de la Royal Navy et bien sûr des aristocrates britanniques en habit noir impeccablement taillé.
Alors, la prochaine fois que vous lèverez votre verre entre amis ou en famille, imaginez un instant Carson surgir pour annoncer solennellement : “My Lords, Ladies, let us raise our glasses…” Et même si vous n’avez ni château, ni domestiques, vous aurez au moins gardé l’essentiel : l’esprit du toast, ce petit rituel qui unit, amuse et traverse les siècles avec élégance.